Anxiété et société digitalisée

L'avènement de l'informatique

Tout commença avec l'arrivée du Dieu Informatique dans la vie du citoyen moderne. Pour exemple, auparavant les comptables utilisaient des livres de compte à n'en plus finir et remplissaient des étages de paperasserie qui saturaient les locaux des entreprises. Désormais, on leur offrait un tableur informatique qui allait leur permettre de tout mettre dans de petites cases et de pouvoir retrouver n'importe quelle information en seulement quelques clics. Voilà à quoi ressemblait l'idée de l'introduction de l'informatique dans la vie de l'homme moderne : l'informatique allait nous faciliter la vie et nous permettre de faire les mêmes tâches, mais de manière plus simple, plus rapide, pour des journées plus relaxantes et moins complexes.

Oui mais voilà, ceci n'était que la première brique d'une machine qui allait totalement inverser la tendance. D'une idée originelle d'un outil au service de l'humain, c'est en réalité l'humain qui s'est très rapidement rendu au service de l'informatique. Par un jeu de possibilités quasi infinies, l'informatique a réussi non pas à faciliter la vie des employés modernes, mais bien à les rendre esclaves et fondamentalement dépendants d'un outil qui était pourtant censé être là pour leur bien. L'humain c'était donc fait prendre à son propre piège d'organisation et de performance en se créant une nouvelle ère d'optimisation interminable et de process toujours plus alambiqués. Il fallait auparavant une journée entière pour retrouver une information au milieu d'archives reléguées au sous-sol, il ne faut désormais plus qu'une seule minute avant de trouve le Saint Graal. Petit hic, il faudra donc aussi trouver comment remplir les cinquante-neuf autres minutes restantes pour justifier son utilité au sein de l'entreprise.

Culpabilité à tous les étages

Cette course à la performance qui s'était insidieusement installée au sein de la vie du citoyen lambda n'allait donc pas uniquement générer du bien-être, bien au contraire. D'abord dans les entreprises, l'informatique et la digitalisation généralisée s'emparèrent bientôt de toutes les strates de la société. De la gestion des courses au remplissage des bulletins scolaires, en passant par la livraison et la consommation à domicile, tout allait rapidement devenir facilité, optimisé, performé. Le quotidien de l'être humain n'allait donc plus être divisé entre des moments de relaxation et des moments de concentration. Sa vie entière se tourne désormais vers la numérisation et la systématique remise en question de l'optimisation du moindre de ses faits et gestes. L'homme moderne n'a comme seul objectif de faire en sorte que sa vie soit temporellement et financièrement rentable.

Mais que se passe-t-il lorsque votre vie n'est qu'un flot continu de quête de performance à tous les étages et que vous ne vous autorisez plus aucun moment de relaxation ? La réponse est assez simple et suit une logique finalement plutôt évidente lorsqu'on y regarde de plus près. Lorsque votre vie ne ressemble plus qu'à une gigantesque entreprise où la rentabilité est devenue votre maître-mot, le plus fidèle allié automatiquement livré en sus se nomme la culpabilité. En effet, la rentabilité entraîne mécaniquement un effet de culpabilité si vous considérez que sur une thématique donnée vous ne répondez pas au maximum des possibilités d'optimisation qui s'offrent à vous. Lorsque l'on se veut rentable dans sa vie, on se rend irrémédiablement coupable de ne pas l'être. Et si l'on se rend irrémédiablement coupable de ne pas l'être, c'est aussi et surtout car un sinistre jeu d'envie vient se glisser au milieu de cette course folle à la performance.

Être rentable, c'est se féliciter de rentabiliser son temps et son argent. Mais c'est aussi, de fait, accepter de plonger dans les bas fonds d'un jeu extrêmement pervers et malsain, celui de devenir envieux et enviable vis-à-vis des autres. Qui sera le meilleur ? Qui sera le plus rapide ? Qui sera le plus rentable et pour combien de temps ? Autant dire que cette société dans laquelle nous baignons est un générateur d'anxiété et de stress d'une force cyclonique, dont il est très difficile de réussir à s'extirper.

Le tout instantané

L'anxiété est donc là, partout, tout le temps, derrière le moindre petit détail de votre vie. La digitalisation généralisée par l'arrivée des NTIC (Nouvelles Technologies de l'Information et de la Communication) a apporté au monde moderne la possibilité de répondre à tout mais surtout à n'importe quoi. Vous voulez connaître le temps de cuisson idéal de vos langoustines ? Internet vous le dira, et si vous n'avez pas le bon temps de cuisson, vos amis amateurs de crustacés vous rappellerons qu'eux ont réussi à le trouver et qu'ils le savent depuis au moins deux ans. Cet exemple anodin peut faire sourire, mais il donne au contraire la juste réalité de ce qu'est devenu ce monde qui va vite, très vite, trop vite. Chaque tâche quotidienne est désormais colonisée par le Dieu Informatique mais aussi et surtout par le Dieu Information. Si vous croyez que ce qui rapporte aujourd'hui est quelque chose de palpable, se situe toujours dans la propriété, c'est que vous avez certainement raté le basculement qui s'est opéré devant vos yeux. Mais peut-être étiez-vous en train de vous lobotomiser d'une énième série bas de gamme sur votre Netflix adoré ? Le véritable pouvoir n'est plus dans l'argent depuis bien longtemps et se situe désormais sans nul doute dans l'information.

Vous avez l'information, vous avez le pouvoir, et si vous avez le pouvoir, vous êtes capable d'être au courant de tout ce qui fera que vous serez en capacité d'être rentable et optimisé au summum de ce qui est envisageable. Vous êtes maintenant en capacité de répondre à toutes les petites questions qui vous traversent, même celles auxquelles vous n'aviez pas pensé un seul instant. Vous voulez faire du sport et aller vous dégourdir les jambes ? Pas de problème, votre montre connectée à votre poignet et votre téléphone accroché à votre bras vous indiqueront tout un tas d'informations qui viendront rajouter une bonne dose d'optimisation et de rentabilité. Ce qui était pourtant censé être un moment de détente et de reconnexion avec votre corps n'est désormais plus qu'un moment de connexion de plus à la rentabilité de votre vie.

Cette instantanéité de l'information a déclenché un véritable phénomène d'addiction comparable à celles provoquées par la drogue ou l'alcool. Le simple fait de perdre son téléphone ou de subir une coupure internet provoque immédiatement un fort sentiment de perdition pour la grande majorité de la population. Les rituels obsessionnels de s'informer sur tout, tout le temps, ont généré une addiction extrêmement forte et un effet de dépendance plus que significatif. Comme un junkie cherchant l'extase de son prochain shoot, les doses de stress et d'anxiété associées ont donc aussi logiquement trouvé leurs places au sein de cette ère digitalisée.

La société de la passivité

Dans cette société sur-numérisée, il n'y aurait à priori pas eu tellement de soucis à vouloir aller chercher des informations pour sa culture personnelle et à se renseigner sur tout un tas de sujets. Comme toujours dans la vie, si une action n'est pas répétée de manière excessive, pas de quoi s'alarmer sur les répercussions qu'elle pourrait entraîner. Or, cette société ultra digitalisée donnant un accès illimité au Dieu Information a engendré un second phénomène encore plus délétère que celui de vous enlever des moments de détente et de véritable relaxation : celui de la passivité.

En effet, si vous passez beaucoup de temps à regarder des informations plus que douteuses en termes d'importance dans votre vie, il ne vous en restera certainement plus beaucoup pour réfléchir aux petits moments de détente que vous pourrez vous accorder. En ce sens, comment réussir à prendre réellement le temps de réfléchir à ce qui pourrait égayer VOS papilles, VOTRE culture musicale et cinématographique, VOS goûts en matière de décoration, VOS voyages, VOS sorties ? Et bien pour ça aussi, la digitalisation a une réponse. Elle vous a déjà volé la majorité de votre temps pour réellement aller à la rencontre de ce que vous êtes intérieurement, elle sera également là pour vous proposer tout un florilège de possibilités de moments de détente, sans même que vous ayez à sortir de chez vous.

Ces géants voleurs de temps se nomment Netflix, Amazon, AlixExpress, Tinder, Deliveroo, Google, sans compter tous les créateurs de jeux sur mobile et j'en passe. Tous ces systèmes intégrés dans la vie moderne ont permis un basculement radical de la manière d'envisager la vie : vous n'êtes désormais plus acteur de votre vie, mais subissez passivement les possibilités qui s'offrent à vous. On vous propose des films, séries, musiques, rencontres, activités et repas dans un cadre limité et orienté. Des séries d'algorithmes bien ficelés ne vous montreront en priorité qu'une partie de ce que chacun de ces services proposent. Pour résumer, ces services ne vous donnent pas matière à faire évoluer l'humanité et votre conscience mais bien à vous enfermer dans une cellule marketing standardisée. Posez-vous la question de savoir à quand remonte la dernière fois où vous avez pris le temps de vous renseigner sur les dernières créations de ce réalisateur que vous aimez tant ? Quand avez-vous réellement pris le temps de vous balader dans votre quartier afin de voir les dernières boutiques et restaurants venant d'ouvrir ? Quand avez-vous pris le temps de parcourir les rayons d'une librairie sans avoir à supporter les recommandations, promotions, réductions et autres injonctions marketing d'une librairie en ligne ?

Réapprendre à s'ennuyer

Il est donc temps de faire une pause, véritablement. Les voleurs de temps sont partout et traquent les moindres petites secondes qu'ils auraient oublié de vous voler. Notifications, e-mailings, réductions, tendances, réseaux sociaux, il est temps de dire stop. Se déconnecter devient une nécessité. L'accumulation d'informations a engendré une crise identitaire majeure. Les populations occidentales ne sont désormais plus guidées par ce qu'elles aiment réellement, mais par des tendances vers lesquelles elles sont amenées à adhérer.

Réapprendre à s'ennuyer est un moyen qui vous permettra de vous reconnecter à vous-même, de prendre le temps de vous regarder en face et de prendre de la hauteur sur les décisions qui traversent votre vie. Essayez de passer une soirée sans aucun écran, sans aucune musique, sans aucune lecture, sans aucune stimulation. Asseyez-vous paisiblement sur votre canapé et réfléchissez à vous, à vos amis, à votre famille, à votre entourage, à votre vie personnelle et professionnelle. Cet exercice paraît simple mais est pourtant d'une grande efficacité et vous permettra de vous (re)connecter à la personne que vous êtes réellement, au plus profond de votre être.

Être acteur de sa vie

Dans cette société de la passivité et de l'addiction digitalisée, redevenir acteur de sa vie devient une véritable nécessité. Savoir qui l'on est et ce qui nous fait réellement vibrer est une notion primordiale dans la construction psychique et la stabilité émotionnelle quotidienne. Vivre au travers des autres et suivre des tendances est peut-être rassurant l'espace d'un instant, mais si cet instant nécessite d'être répété tel un cocaïnomane par peur de plonger dans les abysses de sa réalité existentielle, le jeu me paraît tout à fait risqué et vous entraînera petit à petit vers une vie et des attentions qui ne vous correspondent pas. Aller à sa rencontre est un des rituels les plus vertueux qui soit et personne ne doit se permettre de vous manipuler ou de vous orienter vers des sphères et idéologies qui ne sont pas ce que vous êtes. Même si la façade paraît resplendissante et que les fruits paraissent juteux, méfiez-vous de la digitalisation qui vous entoure et de la passivité qui en résulte afin de reprendre le premier rôle, celui qui vous a été donné, celui de votre vie.